mercredi 29 août 2012

Lettres à soif (12)

Au Puerto Santa Maria, les rues se croisent à angles droits en longs corridors où le soleil fond sur les murs. Les caves dynastiques des faiseurs de vins salés et de liqueurs anglaises ont aujourd'hui la lèpre craquelée des splendeurs anciennes. Osborne, 501, Gutierrez-Colosia, Terry, Grant...se visitent derrière le cordobes et le pas d'un montreur de tonneaux comme autant de singes en bois cerclé, dans l'atmosphère folkloriste d'un roulement de castagnettes, hembra y macho. De la séduction bien organisée, aux mollets lisses dépassant pile-poil de la jupe à ronds de lune. Modernisme et tradition préfabriqués.

Il y a pourtant , embastillée calle Zarza, un lieu où affleurent encore les sirènes et même les fantômes un peu effrayants de la bodega véritable. Le sol est imparfait, les affiches encroûtées. Un solitaire, dignement éméché, s'est adossé près du cartel où les prix sont écrits à la craie et regarde la main du tenancier qui ouvre et ferme le baril où dorment les élixirs. La vapeur de moût presque cuit barbote nos sens. Elle reste sur la peau même quand on la lèche une fois ressorti. Au fond , un catavino bien juteux de manzanilla à la main, on butte sur la pénombre, un grillage surveille la maturation dans le chais profond... c'est là que la capataz "peigne le vin" nous apprend-on. Par Bacchus ! que c'est beau et mystérieux. On y boit aussi de la bière glacée, quelquefois on s'y délecte de délicieuses berzas lourdes de chicharos con habas. On voudrait être né là, avoir passé sa jeunesse les yeux et le nez dans la houle des buveurs et des négociants, dans le run run des tertulias autour des barriques renversées, sous les auspices d'une fraîcheur abritée par les toits si hauts quand on revient de la pêche aux anémones de mer, les ortiguillas. Et on aimerait y finir ses jours, un dernier soupir dans l'éclat d'un bouchon qu'on décalotte, sa vie accomplie en mille brisures de paradis perdu que le retour au chais de l'enfance rassemble.

Passe un ange, avec une casquette et une chemise de marinier. Il vole entre les jambes des habitués et des touristes égarés. Une voix lui court après : "Rafael ! Rafael !". C'est lui, Alberti, le grand poète politique de l'Espagne meurtrie, né ici au Puerto. Il pêche encore son âme avec les cannes de son utopie. Bientôt il devra renoncer, arraché à sa mer par les tremblements qui s'annoncent et qui le conduiront à l'exil. Pourtant il retrouvera ses bords d'Atlantique et ses vagues mourantes à l'âge où les cheveux eux aussi se chargeront d'écumes.

Peut-être a-t-il alors, Rafael Alberti au soir de sa vie, franchi le seuil d'une Bodega identique à celle d'Obregon, Calle Zarza, pour y réciter de sa voix pacifiée ce morceau de poème écrit à 25 ans : 

"La flor del vino, muerta en los toneles,
sin haber visto nunca la mar, la nieve.

La flor del vino, sin probar el té,
sin haber visto nunca un piano de cola.

Cuatro arrumbadores encalan los barriles.
Los vinos dulces, llorando, se embarcan a deshora.

La flor del vino blanco, sin haber visto el mar, muerta.
Las penumbras se beben el aceite y un àngel la cera.

He aqui paso a paso toda mi larga historia.
Guardadme el secreto, aceitunas, abejas."

(extrait de "El angel de las bodegas" in "Sobre los angeles")

Si c'est le cas, il est certainement reparti réconforté, avec sous le bras, une quille de cette Manzanilla...


...coulée directement de la bota, l'étiquette collée en un tournemain par un jeune portuense. Lequel s'est demandé qui pouvait bien être cet abuelo marmonnant dans la cour de derrière, entre les vieux tonneaux.

A tod@s, Salud y Libertad.

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