Lettres à soif (13)

Le vin est célébration. Aujourd'hui, célébrons les éditeurs !

Un éditeur est un amoureux. C'est certain. C'est obligé, diront d'aucuns. Forcément. Pourquoi ? Oui, pourquoi ? Bon, démonstration.

Prenons Bernard Lesfargues par exemple. Il crée les éditions Fédérop en 1975. Mot valise par choix d'exergue d'un  sentiment d'appartenance continentale mêlé de désir politique fédéraliste. A l'heure où le baudet européen subit le haro de toutes parts on pourrait ne pas bien comprendre la part d'utopie qui animait Lesfargues et ses amis en baptisant de cette manière leur activité créatrice. Mais, à l'époque, l'Europe c'est jouissif, c'est combatif, c'est demain. Ça fait bizarre, hein, d'écrire cela. Et pourtant...

Le propos, là, s'exerçait avant tout sur une défense des langues à fédérer, les minoritaires qui par ailleurs, ensemble, forment la mosaïque majoritaire du "bordélou" formalisé par Schuman et Monnet. Originaire de Bergerac, Bernard Lesfargues défend l'occitan. Mais aussi le Catalan, le Corse, le Grec, l' Irlandais, le Galicien...et même le Berbère et le Tégué ! La liste des auteurs publiés par Fédérop est un catalogue babélique et le travail accompli pour découvrir, traduire, publier est formidable.

Et ce qui est formidable se festoie. On discerne l'approche d'un bouchon. On tire donc de la vareuse un sacacorcho, un scacciatappu, un llevataps et pop ! Le vin aussi a ses défenseurs de cépages modestes mais de caractère affirmé à la poésie de moût et de jus infinie. Lesfargues et Fédérop sont allés encore plus loin puisqu'ils ont édité Joan-Pau Creissac, poète occitan à l'ubac et vigneron à Montpeyroux sur l'adret. Bingo !

Allez, un verre déjà et on psalmodie :

"La vinha es un còs
Que l'òme nes lo cap
E lo vin, l'èime.

La vigne est un corps
Dont l'homme est la tête
Et le vin l'esprit".

Mais notre éditeur est aussi un traducteur. Le temps de carafer prose et vin, le temps pour que l'oeuvre sur le papier et sous le cristal prenne de l'ampleur et s'ouvre, on furette dans sa bibliothèque..."La lenteur de boeufs" de Julio Llamazares semble parfait pour attendre, pour s'abandonner :

"Notre abandon est grand comme l'existence, profond comme la saveur des fruits écrasés. Notre abandon ne prend pas fin avec la lassitude." (Page 11, texte 1).

Le vin est un Jonc Blanc, "Acacia"...

...élevé à Vélines, entre Castillon-la-Bataille et Bergerac...

 
...par Isabelle Carles et Franck Pascal, sans enzyme mais avec ferveur. La cuvée est issue de sauvignon blanc et de sémillon. Le boire c'est répandre un stimulant pour continuer à tourner les pages, passées de l'espagnol au français sous la crosse langagière de Bernard Lesfargues, infatigable berger de mots.

"La matière, inférieure à l'instinct, s'est écroulée sur nous en une avalanche de pierres et de genêts."(Page 29, texte 8) 

Ce n'est pas un vin de mousquetaire, ni de panache ou de tirade. C'est plutôt un vin de lecture, prêt pour accompagner Cyrano dans sa dernière sieste, sous le chêne du parc du couvent des Dames de La Croix.

Le cul de la chopine est bientôt sec. La torpeur envahissante sourit à l'étincelle des dernières gouttes. Allez, pour vous, belles larmes, quelques vers de Lesfargues lui-même, car le bougre écrit aussi. C'est extrait de "Naissance" et paradoxalement, alors que vous disparaissez dans mon gosier, ça vous va comme un gant.

"Dans les sarments de vos mains vous avez pris une poignée de boue et longuement, en crachant dessus, vous l'avez pétrie avec votre salive de menthe et de romarin, et sont nés la tête, les grands yeux où je sombre, le cou fragile, les seins palombes effarouchées, le long chemin du dos pour les escargots de mes lèvres, les fesses pour mon plaisir, le ventre d'ivoire, les cuisses ma grand-route, et doux, chaud, fou, le nid de joie, de mousse et d'armoise qui m’enclot, prison de miel, prison moelleuse, prison de pétales et de glaïeuls, prison de rosée, jamais fermée à clé, ma prison où vous m’accueillez vous, loin du vautour, sans craindre le dragon..." (in "La Braise et les Flammes" / Ed. Jorn).