mercredi 23 mai 2012

Lettres à soif (7)

De l'Italie. De l'Italie je ne connais rien et je voudrais tout savoir. C'est assez étrange d'entretenir avec un pays qu'on adorerait aimer un rapport spirituel où la géographie, l'histoire, les voyages, l'actualité sont soit d'un niveau de nullité absolument inquiétant (impossible de situer la Lombardie ou les Pouilles comme ça, au débotté, sur une carte muette) soit d'un pointillisme nihiliste (un très ancien souvenir du marché de Vintimille et un voyage à Venise l'an dernier). Même chose pour la vigne : incapable de maîtriser les régions de production, les cépages, les appellations, les cuvées...le fourre-tout, la souillarde cognitive.

C'est qu'il me manque la langue.

Je voudrais tant jacter, m'imprégner de la musique du verbiage transalpin. Faire corps avec la chair des mots à l'égal de l'espagnol. Je crois définitivement qu'on  ne peut entrer , même physiquement, dans un pays sans maîtriser ce rapport à l'autre qui permet la parole ( et par là-même vouer aux oubliettes la supercherie de la "communication" ). Ou alors, à l'instar de Paolo Rumiz, il faut passer du côté des écrivains voyageurs, avoir une vie de vent pour parler avec ses mains aux êtres qu'on croise, être sur les routes, arpenter afin - comme l'auteur le formule lui-même joliment - d' "écrire avec ses pieds".

Je ne suis qu'un touriste un peu engagé, un jouisseur de temps libres.

Heureusement il y a le cinéma, la musique, la peinture et les livres. Ce truchement des autres alphabets, ceux des émotions, du plaisir, des épiphanies. Et s'il faut célébrer une lettre à soif au moment de faire coulisser le bouchon de la bouteille...

("Vin Orange" - Gianfranco Manca - Domaine PANEVINO - Sardaigne)

...qu'EUGENIE, JJ, M. Brun et Pipouze vont écluser en pensant aux cils de Sofia Loren ou en fredonnant Renato Carosone, ce sera en lisant ce poème d' Erri de Luca :

"J’attache de la valeur à toute forme de vie, à la neige, la fraise, la mouche.
J’attache de la valeur au règne animal et à la république des étoiles.
J’attache de la valeur au vin tant que dure le repas, au sourire involontaire, à la fatigue de celui qui ne s’est pas épargné, à deux vieux qui s’aiment.
J’attache de la valeur à ce qui demain ne vaudra plus rien et à ce qui aujourd’hui vaut encore peu de chose.
J’attache de la valeur à toutes les blessures.
J’attache de la valeur è économiser l’eau, à réparer une paire de souliers, à se taire à temps, à accourir à un cri, à demander la permission avant de s’asseoir, à éprouver de la gratitude sans se souvenir de quoi.
J’attache de la valeur à savoir où se trouve le nord dans une pièce, quel est le nom du vent en train de sécher la lessive..
J’attache de la valeur au voyage du vagabond, à la clôture de la moniale, à la patience du condamné quelle que soit sa faute.
J’attache de la valeur à l’usage du verbe aimer et à l’hypothèse qu’il existe un créateur.
Bien de ces valeurs, je ne les ai pas connues".

(©Valeur in Œuvre sur l’eau/ Erri de Luca ; Trad. de l’italien par Danièle Valin. – Seghers 2004)

ps : oui, je sais, tout cela - De Luca, Sofia Loren, Carosone - n'a rien de sarde contrairement au vin choisi mais je vous l'ai dit : en italien je suis frôleur de vacuité. Ah si ! s'il faut en citer un ce sera Gramsci. Il y a d'un côté le penseur de l'hégémonie culturelle et puis cet homme qui au fond de sa prison écrivait des lettres en grignotant un peu de pain au blé dur de Sardaigne envoyé dans un colis par sa mère, qui lui faisait mal aux gencives mais qui avait tant de saveurs. Un petit coup de vin orange de sa terre natale l'aurait certainement revigoré. Allez, buvons un bicchiere à sa mémoire.

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